Collaboration
spéciale
Sur le quai du port de Québec, un étrange bateau du passé est délicatement posé sur un socle métallique. Emballé comme dans un papier cadeau pour jouet de Noël, le vieux voilier en bois semble renaître de ses cendres, grâce à la main experte d’un marin d’origine suisse, qui en termine la restauration. Ce vieux navire est le dernier descendant d’une lignée plusieurs fois séculaire de bateaux en bois, appelés des goélettes.
Didier Épars, le propriétaire de la dernière goélette à quille, en bois massif et à voiles du Saint-Laurent, est déterminé à la faire voguer dès cet été depuis Montmagny. Pourtant les vents ne lui sont guère favorables.
L’histoire d’un voilier historique du Saint-Laurent
La goélette est un type de navire nord-américain développé pendant plus de deux cents ans sur l’ensemble de la Côte Est de l’Amérique du nord. Les goélettes du Saint-Laurent ont un style particulier, propre au golfe et à l’estuaire. « Grosse Île » est la dernière goélette traditionnelle à quille du Saint Laurent encore en état de naviguer, le seul voilier historique ayant une certification de plus de 12 passagers sous voiles au Québec. Chose étrange, sa coque en bois massif a été construite au milieu du 20e siècle pour le compte du Ministère de la Défense. Le savoir-faire artisanal du siècle précédent était encore connu des charpentiers maritimes dans les années 40. Ce qui permet à ce navire d’avoir une quille identique à celle de milliers de goélettes à voiles du Saint-Laurent, construites à partir du 18e siècle. Grosse-Ile est tout à fait représentative de cette longue lignée dont elle respecte les attributs habituels, soit un navire de 60 tonneaux pour 60 pied de long au pont et 18 pieds de large au maître-bau. Elle fait exactement 54,6 tonneaux. En 1874, on enregistrait au port de Québec plus de 110 goélettes ayant ces caractéristiques.
Didier Épars veut restaurer ce voilier pour amener des touristes
Didier Épars a acheté ce navire il y a vingt ans déjà. C’était une goélette à moteur, seule la coque ressemblait à celle des voiliers du 19e siècle. La goélette Grosse-Île était la propriété du ministère de la Défense jusqu’en 1974. Elle était officiellement utilisée pour desservir Grosse Île, une île de quarantaine du gouvernement fédéral, puis un lieu d’expérimentation militaire. Depuis que monsieur Épars effectue des travaux sur ce bateau, il a comme objectif de le transformer en voilier historique, destiné au transport du public. « Nous avons pris le parti, après consultation d’ethnologues maritime de remettre la goélette Grosse-Ile à voile, bien qu’elle ne fut jamais grée en voilier lors de son exploitation par le ministère de la Défense », indique en entrevue Didier Épars. Cela lui a coûté cher. Selon Didier Épars, « le coût global des restaurations sur ce navire est de près de 1,5 millions de $, dont le 1/3 en subventions publiques. Les 2/3 sont des investissements privés », dont une large part que Didier Épars affirme avoir payé de ses propres deniers. Cet argent n’est toujours pas suffisant. Monsieur Épars constate qu’il est difficile de changer la nature d’un navire et de s’improviser croisiériste. Il l’apprend à ses dépens.
La restauration du navire en un voilier et son exploitation pour croisières ne font pas l’unanimité.
Le 10 septembre 2007, le classement comme bien patrimonial et les subventions publiques qui peuvent suivre, ont été refusés à la Goélette Grosse Île par le Ministère de la Culture, en vertu de la Loi sur les biens culturels. La principale raison évoquée est que le navire a subi des modifications affectant son degré d’intégrité, dont l’allongement de sa coque et sa transformation en voilier, alors qu’à l’origine, il avait le gréement d’un caboteur propulsé uniquement à moteur. En réalité, « les travaux réalisés ne sont qu’une mise aux normes de sécurité contemporaines », prétend Didier Épars. Se demandant si la raison invoquée pour ce refus était la seule, Didier Épars a présenté une demande d’information au titre de la loi sur le droit à l’information des organismes publics. Les raisons de l’avis écrit négatif du ministère, qui lui ont été transmises, comportent des zones entières camouflées.
Le 21 février 2011, le Centre d’aide aux entreprises de Montmagny et le Centre local de développement ont refusé dans une lettre commune d’aider à financer le projet présenté par Didier Épars, le qualifiant de trop hasardeux.
En cause, le refus de considérer cette goélette comme bien patrimonial par le ministère de la Culture du Québec. Ce qui est aussi reproché au projet, c’est son absence de port d’attache défini (Montmagny, Saint Jean Port Joli..) et…la concurrence existant déjà! « Notre région offre déjà des forfaits pour les îles et Grosse-Île en particulier. L’apport d’un nouveau joueur dans le même marché doit être considéré », est-il écrit dans la lettre de refus.
« À chaque fois que je fais une demande de subvention publique, il y a toujours une intervention politique pour s’opposer à mon projet », regrette Épars. « Je ne demande plus de subvention, mais un prêt garanti par une hypothèque sur le navire. C’est un projet qui peut beaucoup apporter dans la région. Que l’on cesse de toujours prétendre que c’est un processus d’affaires qui ne fonctionnera pas. Je souhaite que Grosse Île navigue et que l’on me foute la paix ». Mais le Québec et ses autorités ne semblent absolument pas convaincus par la nécessité de préserver ce navire et de l’exploiter dans le golfe du Saint-Laurent.
La goélette à voile restaurée pourrait faire partie du patrimoine...en Europe!
« La restauration d’un navire traditionnel n’implique pas que le navire doit être ramené à son état d’origine », est-il écrit dans la Charte de Barcelone, adoptée en 2002 par le groupe de travail du Patrimoine Maritime Européen. « La conservation et la restauration de navires traditionnels visent à les sauvegarder en tant qu’œuvres d’art ou de témoins d’histoire ou afin de perpétuer les savoir-faire traditionnels. La notion de patrimoine maritime navigant concerne le navire traditionnel qui témoigne d’une civilisation particulière ou d’une évolution significative ainsi que de la navigation traditionnelle et des savoir-faire des marins et des constructeurs de bateaux », prévoit encore cette Charte. « Je peux vous confirmer la qualité de la restauration de cette unité et le souci de se conformer aux pratiques artisanales de l’époque », nous écrit l’Amiral Georges Prud’homme, qui est Vice président de la Fondation du Patrimoine maritime et fluvial française. « Malheureusement, la Canada n’a pas encore élevé son patrimoine maritime au rang de patrimoine culturel. Le temps presse, Grosse Île est un maillon essentiel dans ce domaine. En France, cette goélette aurait été labellisée Bateau d’intérêt patrimonial par le gouvernement ». La ministre de la Culture, Christine Saint-Pierre, interrogée par l’Oie Blanche sur cet avis, a déclaré : « vous comprendrez que je ne peux pas commenter cette lettre».
Mystère, deux poids et deux mesures, ou crédibilité du porteur de projet?
La dernière subvention publique refusée en février par les paliers provincial et fédéral semble rejeter une partie de cet argumentaire pour des raisons objectives. Ils écrivent : « Nous ne pouvons appliquer les normes européennes à votre projet, puisque l’historique maritime du Québec ne peut se comparer à celle de l’Europe ». Mais plus loin, dans la même décision, il est mentionné que le dossier présenté « recèle de nombreuses faiblesses et présente surtout des généralités. Quelle est votre clientèle cible? Comment allez-vous la rejoindre? » Le dossier a-t-il été présenté avec suffisamment de sérieux?
Didier Épars n’est pas découragé pour autant et croit plus que jamais à son projet, puisqu’il y travaille tous les jours sur les quais de Québec. Il ne croit pas aux arguments qui lui sont opposés. Il se demande pourquoi il y a deux poids et deux mesures. « En commission parlementaire, lors de la préparation de la loi 82 sur les biens culturels, je me suis publiquement demandé pourquoi la seule autre goélette du Québec, la « Marie-Clarisse », qui appartient à Loto-Québec, et qui n’est ni en état de navigation ni autorisée à transporter des passagers, en est à son 4e million de subventions, tout en étant incapable de satisfaire aux normes de préservation patrimoniale du Musée Maritime de Charlevoix? » La goélette pourra-t-elle au moins être considérée comme un bien culturel par la nouvelle loi 82? Difficile de le croire dans le contexte de ce dossier. Pour expliquer tous ces refus auquel il fait face, monsieur Épars se demande s’ils ne sont pas liés à une rumeur, selon laquelle son navire « aurait transporté des produits dangereux lorsqu’il desservait Grosse Île pour la Défense Nationale. Cette île a peut-être servi de cadre à des expériences bactériologiques », croit monsieur Épars. «Est-ce la principale raison cachée qui bloque tout projet relatif à ce navire? ».
L'Oie Blanche a décidé de présenter une demande d'accès à l'information pour connaitre les raisons de ces refus répétés.
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